FELICIA. J’ai été huit fois mère mais six fois seulement le ventre a grossi car par deux fois, la portée fut de deux. Sur les huit, six rescapés. Les premiers, un petit garçon, une petite fille, pas plus grands que ça. Morts. Finalement en 54, j’ai eu mon fils, en 55 Linda, Martha en 58, en 60 les jumelles, et la petite Félicia en 71.
Prénom Félicia. Avant sans enfant/ Le landau appelle les pleurs/ Les jumeaux morts/ Le père pâle géniteur/ Puis Félicia enfant/ La maladie/ Les explosions/ Je loue cet appartement seule/ Après explosion - Déménagement -Transfert - Désertion - Rue Major : Dispersion. Foutus dehors/ Martha disparaît. Alors je donne Félicia. Suis seule. Une chambre. Un foyer d’hébergement. Enfin ce parc, peut-être ? Mais je n’en suis pas encore là.
L’homme topographe s’agite à suspendre au plafond, une batterie de cuisine. Pour cette tache, il s’inspire d’une liste numérotée :
En un, la bouilloire à eau, s’il vous plaît. En deux, cocotte en fonte. En trois, fait-tout. En quatre, marmite pot-au-feu. En cinq, bassine à friture. En six, poêle à frire. En sept, gril à poisson. En huit, gril à viande. En neuf, tringle en cuivre pour l’accrochage. En dix, série de casseroles.
En onze, couvercles universels. En douze, passoire à bouillon. En treize, égouttoir avec cuiller à pot, cuiller à arroser, écumoire. En quatorze, petite passoire à trous. En quinze, série de quatre plats ronds. En seize, plats ovales. En dix-sept, sauteuse. En dix-huit, écumoire à friture. En dix-neuf, série de boîtes à épices. En vingt, boîtes à allumettes. En vingt-et-un, boîte à sel. En vingt-deux, bouillotte à eau. En vingt-trois, bassine à légumes. En vingt-quatre, bassine à confiture....
Tout au long de ma vie j’ai eu le ventre remué par le même homme roux. Il ne faisait qu’entrer et sortir. A chaque fois qu’il venait un enfant il disparaissait. Un temps pourtant, il est resté. Je ne l’ai pas retenu. C’est moi qui l’ai fait sortir. De mes propres mains, je l’ai mis dehors parce qu’il ne m’aidait pas vraiment non. Parce que son chèque tombait, et tintin peau de balle je n’en voyais pas la couleur. Pas une miette. Il m’ était difficile d’arriver à tout faire. Il ne m’aidait pas vraiment non. Il rentrait et sortait oui
(Un temps)
Le matin quand je me levais j’étais seule. J’allais m’asseoir sur le banc. Je fumais une cigarette. Je buvais un café. Je réfléchissais au repas du midi. Si je n’avais pas d’idée je regardais dans le livre de cuisine. A midi quand on mangeait j’avais toujours peur de ne pas avoir fait assez. J’avais toujours peur qu’ils n’aiment pas. Dès midi pendant que je mange je suis déjà en train de me demander ce que je ferai à manger le soir.
(Un temps, reprise de la montée des objets de cuisine)
En trente et un, brosse à évier. En trente-deux, lavettes à vaisselle. En trente-trois, planche à couteaux. En trente-quatre, boîte à ordures. ` En trente-cinq, moule à brioche. En trente-six, gîte à pâté. En trente-sept, presse-purée. En trente-huit, cuillère en bois. En trente-neuf, moule à charlotte. En quarante, passoire conique dite chinois. En quarante et un, moulin à café. En quarante-deux, moulin à poivre. En quarante-trois, cafetière et son filtre. En quarante-quatre, boîte à lait. En quarante-cinq, panier à salade. En quarante-six, poissonnière. En quarante-sept, passoire sphérique. En quarante-huit, balance de ménage avec poids. En quarante-neuf, hachoir. En cinquante, couperet. En cinquante et un, planche à hacher. En cinquante-deux, fouet à sauce. En cinquante-trois, pelle à pâtisserie. En cinquante-quatre, moule à tarte. En cinquante-cinq, rouleau à pâtisserie. En cinquante-six, tamis à crin.
En soixante-cinq, couverts à salade. En soixante-six, couteau à éplucher les légumes. En soixante-sept, couteau d’office. En soixante-huit, couteau de table. En soixante-neuf, mouvettes. En soixante-dix, estagnon à huile. En soixante et onze, torchons de cuisine. En soixante-douze, assiettes. En soixante-treize, bols. En soixante-quatorze, verres divers. En soixante-quinze, bouilloire à lait...
Toute seule, toute seule tout le temps. Tout le temps toute seule, un jour, j’ai mis la bouilloire à l’eau et la cocotte à fondre.
Fais tout on me disait, marmite le pot au feu, bassine la friture. Ma viande je l’ai accrochée comme une barbaque suspendue à la tringle en cuivre… Juste à côté de la série des couvercles universels avec le ciel. Passer les bouilloires, égoutter avec cuillers à pot, cuillers à arroser et écumoire. Petite passoire trouée tout me traversait. Série de deux plats ronds, je suis nue, les seins d’abord et les plats ovales ensuite, les fesses. Une sauteuse. Ecumoire. La mousse au coin des lèvres, en écume ça m’arrive d’écumer les boîtes la nuit. Boîtes à épices piquants, boîtes à allumettes, craquée complètement craquée. Boîte à sel au coin des paupières sous les yeux, les poches de larmes. En 28, la bouillotte à eau, c’est reparti. Bassiner les légumes. 32. Bassiner la confiture, étaler la marmelade. Bassine à laver la vaisselle, hachoir à viande. La tête prise dans le fourneau à gaz, je m’accroche. "Torchon, souillon, porte le savon vide." Glissade. Boîtes à savon et à cristaux de soude avalés. Brosse à évier. "Lavette, plate comme une planche à découper, boîte à ordure." Moulée. J’ai travaillé. Moule à brioche. Ci-git le paté. Pressée la purée. Moulin à café. Fort. Moulin à poivre. Eternuer les grains petits. J’en avais marre la cafetière a explosé de l’intérieur. La boîte ne tenait plus. Le lait avait caillé. Panier à salade et poissonnière. "Sale morue, on aura ta peau", c’est un enfant qui crie ça. Alors passoire sphérique chez le médecin. J’ai dit "tout me traverse, rien ne filtre docteur". Alors balance de ménage avec poids. Hachoir/ Couperet/ Planche à hacher/ Fouet/ Pelle/ Quelques tartes dans la gueule. Rouleau à pâtisser. T’ as mis à crin. A cran. Pilonnement métallique. Batteur à mayonnaise. "Ca ne prend plus dans la sorbetière, docteur. Givré tout est givré." Alors machine à taper pilon en bois. "Tire, tire la langue, bouchon possible". Alors machine à taper pilon en bois. Et je rêve. Tous les couteaux. Couteaux à conserves, couteaux à huîtres, couteaux à éplucher les légumes, les couteaux à l’office, partout des couteaux. Pointus, piquants couteaux de table. "Tu y laisseras ta peau, sale estagnon, sale torchon." J’ai brisé les assiettes, je n’ai plus faim, les bols, les morceaux de verre éparpillés au creux de l’estomac. A l’hôpital, la bouilloire, le lait tournait.
(Accalmie après l’acmé)
Au maximum ça a du duré... trois minutes. Trois minutes et quelques poussières de secondes. Peut-être même un peu moins. Ces trois minutes m’ont pétées la tête pendant près de dix ans. C’est comme ça qu’on s’est retrouvé là-bas.
FiN DU TABLEAU
(extrait de bag ladies, femmes aux sacs de Juliette Boutillier)