> Les numéros > Scumgrrrls N° 4 - Automne / Fall 2003

Contes de fées ou contes de dupers

Il s’appelle Greg ou Olivier, il est plein aux as, vit dans un château ou, version plus moderne, dans une villa somptueuse àIbiza, et il va séduire la femme de sa vie, la sortir de la misère et lui faire vivre un conte de fées, fait de luxe et de paillettes. Cela vous rappelle quelque chose ?

Il s’appelle Greg ou Olivier, il est plein aux as, vit dans un château ou, version plus moderne, dans une villa somptueuse à Ibiza, et il va séduire la femme de sa vie, la sortir de la misère et lui faire vivre un conte de fées, fait de luxe et de paillettes. Cela vous rappelle quelque chose ? Mais oui, c’est Cendrillon ! Le temps d’une soirée, la belle quitte ses laids oripeaux, se serre dans une robe de princesse trop étroite à la taille et va séduire le beau prince charmant. Ce brave qui n’a rien d’autre à faire dans son royaume que faire virevolter les jeunes filles à des bals qui n’en finissent pas, tombe sous le charme de Cendrillon. Ou tombe-t-il sous le charme de sa robe et de ses bijoux d’un soir ? Car le lendemain il se voit obligé de recourir à un pitoyable truc de lendemains d’ivrogne : même pas capable de reconnaître la fille qu’il a séduite, la veille, il fait essayer une pantoufle (quand j’étais petite, rien ne me turlupinait plus que cette histoire de fille qui se met sur son 31 et oublie d’enlever ses pantoufles) à toutes les jeunes dames du royaume. C’est dire que la beauté de sa dulcinée est vraiment commune.

Ou serait-ce La Belle au Bois Dormant ? Cette pauvre fille punie d’être trop belle et trop intelligente que seul un homme et le mariage tirera de son sommeil… pour la précipiter derrière ses fourneaux. A-t-on vraiment toutes lu ce genre de stupidités à 5-6 ans ? Et on s’étonne encore que toutes les femmes ne soient pas dans la rue à faire la révolution…

Ou alors Peau d’Ane ? La princesse obligée de se dissimuler en moins-que-rien, de renoncer à son rang et ses privilèges, pour fuir son père incestueux. Un prince l’aimera sur un seul regard, conquis par sa beauté et lui rendra son statut social. Ici comme pour Cendrillon, l’amour du beau ne vaincra pas l’apparence  : il ne craque que lorsqu’il la voit habillée d’une robe somptueuse. Le lendemain, lorsqu’elle a retrouvé sa peau d’âne, il n’est même plus capable de la reconnaître. D’un père pédophile à un mari qui ne reconnaît même pas sa femme, Bruno Bettelheim a du se marrer lorsqu’il a analysé ce conte-là…

Greg (le Millionnaire) ou Olivier (De Rijke) sont les deux héros de reality shows dont TF1 et VTM ont repris l’idée aux Etats-Unis. Un homme, censé être très riche, accueille dans son palace une trentaine de jeunes filles, toutes plus belles les unes que les autres. A lui de faire son choix. Au fur et à mesure des émissions, il élimine celles qui ne lui plaisent pas et apprend à connaître les autres. A la fin, seule une femme restera en course : celle qui aura gagné le coeur du beau millionnaire. Sauf que ni Greg ni Olivier ne sont réellement millionnaires. Ouvriers en bâtiment et même ancien taulard pour le premier, c’est par la grâce de la baguette magique de TF1 et de VTM qu’ils se retrouvent dotés d’une telle fortune, d’une voiture de sport (ah ! que serait l’homme sans sa voiture), d’habits de grands couturiers, d’une riche demeure et d’un langage châtié (ah non sur ce coup-là la baguette a foiré, ils continuent à parler comme de vulgaires gens du peuple).

Mais alors, ce seraient eux les Cendrillons des temps modernes ! Eux aussi auraient droit à une vie de château, le temps d’un soir ou de quelques semaines, le temps de séduire une belle… L’histoire ne se passe pas vraiment ainsi. Tout d’abord, ce n’est pas à eux de se faire remarquer parmi plein de types en robe de soirée pour gagner le coeur d’une princesse. Ce sont eux les Princes. Ils n’ont donc rien à prouver, ni leur beauté, ni leur intelligence (et sur ces deux points les deux chéris de TF1 et de VTM auraient bien du mal). Ils n’ont qu’à ouvrir leur portefeuille. Ils règnent en maître sur leur royaume et sur le harem qu’on leur fournit.

Il n’y a en effet pas d’autre mot que celui de harem pour désigner le groupe de filles qu’on leur amène un jour, qui ouvrent de grands yeux devant le luxe de la maison, avant de retrousser leurs manches et de se mettre au travail. Car ce n’est pas le travail qui manque. Pendant plusieurs semaines, ce sont elles qui devront séduire le Prince, tenter d’être l’élue de son coeur, l’héritière. Car ces courageuses jeunes filles sont les seules à ne pas savoir que leur cible est en réalité aussi pauvre que Job. C’est dans l’espoir de décrocher le gros lot qu’elles ont répondu à l’annonce de la chaîne de télé : passer quelques semaines de rêve et ramener un millionnaire dans leurs bagages. Car toutes les filles sont vénales, c’est bien connu. Seul l’argent les intéresse : loin de chercher, chez un partenaire, l’amour, la complicité intellectuelle ou l’humour, elles ne visent qu’à décrocher un homme bien nanti qui puisse les entretenir. Et c’est ce qui explique que ces femmes n’ont pas le choix du prétendant qu’elles doivent séduire. Il est riche, cela doit bien suffire pour qu’il leur plaise. Et elles sont même prêtes à révéler leur basse nature à la télévision devant la France et la Belgique toutes entières. Leurs tentatives de séduction, leurs performances ne sont pas seulement destinées à Greg ou Olivier mais à chaque homme derrière son poste de télé qui peut lui aussi faire son choix, rêver de celle qu’il choisirait pour la soirée. Finalement Greg le Millionnaire ce n’est qu’un immense peep show télévisuel : les téléspectateurs sont les clients mais seul Greg consomme vraiment.

Chaque semaine, l’Homme, comme Barbe Bleue, élimine des prétendantes. Celles qui restent reçoivent un collier, chaque fois plus précieux, comme marque de son choix. Pratique d’esclavagiste ou de maquereau… Et à chaque fois, elles disent poliment merci, un peu d’émotion dans les yeux, d’avoir été retenue ou d’avoir décroché un nouveau collier de perles et de diamants…

A la fin, celle qui reste et à qui Greg ou Olivier déclare sa flamme et dans le même mouvement, la vérité quant à sa pauvreté, a le choix. Cette fois-ci c’est elle qui décide : aime-t-elle le Prince déchu ou non ? La caméra s’attarde alors longuement sur le faux millionnaire qui attend le verdict. Le pauvre est tout stressé. Il ne supporte pas d’être soumis au choix d’une fille… Compatissez téléspectateurs, même si à chaque fois que vous voyiez les filles en rang d’oignon, subir le même sort, prêtes à la disgrâce, vous n’aviez qu’un sourire en coin.

Mais il n’y a pas véritablement de choix. Si elle décide d’en terminer là, ce serait avouer qu’elle n’aimait le beau que pour son argent et que le carrosse redevenu citrouille ne l’intéresse guère. Ce serait se faire passer, devant tout la France, pour une fille vénale, sans sentiments. Elle ne peut donc qu’accepter l’amour que ce moche désargenté lui propose, ainsi que son contrat avec TF1 lui impose d’ailleurs.

Mais alors, toute cette histoire, ce seraient finalement les contes des mille et une nuits ! Ayant réussi à survivre jour après jour, en retenant l’attention du vizir, alors que toutes ses compagnes de harem subissaient l’élimination, Shéhérazade est condamnée toute sa vie à amuser et être au service d’un pauvre type… Un conte de fées disaient les publicités de TF1 ! Rien n’est plus vrai. Dans les contes de fées, les femmes n’ont jamais le beau rôle…