Christine Delphy est une féministe française, célèbre depuis 2004 pour avoir pris position contre la loi interdisant le voile à l’école en France. Si aujourd’hui elle est surtout connue pour ça, ce serait se priver de beaucoup que de l’y réduire : depuis les années 70, cette auteure a écrit peu mais densément, produisant quelques articles essentiels à la pensée féministe tout en étant directrice de publication de la revue Nouvelles Questions Féministes.
En mai 2009, elle était en Belgique, à Anvers et
Bruxelles, pour donner deux conférences sur la question
du voile, à l’initiative de BOEH ! (Baas Over Eigen
Hoofd site web : www.baasovereigenhoofd.be). A
cette occasion, nous en avons profité pour replonger
dans ses écrits.
Le féminisme matérialisme
Il fut un temps où matérialisme n’était pas un gros mot mais un courant méthodologique, un temps d’où nous vient Delphy qui se revendique féministe matérialiste (Cf. dernier texte de L’ennemi principal, tome 1). Cela implique qu’elle accordera toujours une place centrale aux situations concrètes des femmes, aux conditions matérielles de leur oppression.
Ce choix méthodologique qui privilégie les structures matérielles est explicite dans le premier tome de l’Ennemi principal, lorsqu’elle accorde une place importante aux tâches domestiques, à la transmission héréditaire du patrimoine, ou encore à la répartition entre la consommation et la production au sein des ménages. Elle montre par exemple que la comptabilité nationale, en France, reconnaît une valeur au travail que les hommes paysans consacrent au cochon destiné à leur propre consommation. En revanche, la même comptabilité nationale ignore le travail que les femmes consacrent à la préparation alimentaire du même cochon. De manière arbitraire, mais matériellement traçable dans les critères de calcul de la valeur produite par le ménage, la comptabilité nationale rend invisible dans son décompte ce que produisent les femmes. Delphy souligne que ce système de mesure masque de plus un transfert de valeur au sein du ménage : le travail domestique des femmes, bien que produit uniquement par les femmes, est consommé par l’ensemble du ménage, et c’est ce qui le constitue spécifiquement : Le travail ménager ne peut plus être défini comme l’une ou l’autre ou même l’ensemble de tâches qui le composent, mais comme une certaine relation de travail, un certain rapport de production : comme tout travail effectué pour autrui dans le cadre du ménage ou de la famille et non payé (…) : le travail d’épouse . Si certains passages de ces textes peuvent paraître datés, il n’y reste pas moins des bases théoriques fondamentales au féminisme moderne, ne fût-ce que par la constante recherche de rigueur méthodologique qui habite ses travaux.
Idéologie versus construction sociale
Si Delphy concentre son analyse sur les conditions
matérielles de l’oppression des femmes, ce n’est pas
au détriment de l’analyse des idéologies qui soutiennent
le sexisme qu’elle mène sous une double
perspective : d’une part, l’analyse de l’idéologie
dominante comme idéologie visant à rationaliser
l’oppression des femmes, et d’autre part l’analyse de
l’idéologie pour la remettre en question et fabriquer
une autre image de nous mêmes. Son rapport au genre
est à ce titre exemplaire. Il s’agit certes de Penser le
genre - sous-titre du deuxième tome de L’Ennemi
Principal -, comme préexistant au sexe, mais en se
démarquant de tout constructivisme social, tel que
celui qu’elle identifie par exemple chez la célèbre
théoricienne américaine, Judith Butler. La performativité
est centrale dans l’analyse de Butler, le pouvoir
des mots, et la manière dont on peut changer sa
propre performance genrée, donnant en quelque sorte
l’idée que l’on pourrait déconstruire son genre. Delphy
souligne, d’une part, que les théories du genre cherchent
le plus souvent à remettre en question la catégorie
femme, en laissant intacte la catégorie
homme mais elle leur reproche surtout cette vision
naïve de la construction sociale : "Pour elles, si le
genre est un construit social, cela signifie que les
femmes n’existent pas – n’existent pas ’réellement’ :
que c’est une vision du monde à laquelle chaque
personne est libre d’adhérer ou non : bref, qu’un construit
social est une opinion, ou une croyance, mais n’a
pas d’effets sur un réel qui serait, en conséquence,
ailleurs. Où ? Un construit social (…) ne fait pas
qu’avoir des effets sur une réalité qui lui pré-existerait
: il est la réalité, la seule réalité."
Remettre en question le pouvoir parental ?
Le terrain de l’oppression économique, autant que
celui de l’idéologie qui l’accompagne, sont des
terrains relativement communs pour les féministes.
Mais là où Delphy se distingue de ses consoeurs, c’est
sur l’analyse de la situation des enfants et de la place
des mères. Dans son texte "L’état d’exception", elle
questionne les rapports enfants / parents comme, à
ma connaissance, aucune féministe ne l’a jamais fait.
Son hypothèse de départ est que, si l’on peut questionner
la subordination juridique des femmes dans
l’histoire, au motif qu’elle repose sur une hypothèse
fallacieuse d’infériorité physique et intellectuelle, on
se doit aussi de questionner la place accordée aux
mineurs, puisqu’elle se base sur les mêmes prémisses.
Si la situation juridique des enfants a un peu changé
depuis la date de l’écriture de ce texte (1995),
notamment sous le poids des débats publics sur
l’inceste et la violence intra-familiale, la définition
des mineurs reste globalement la même, et interdit la
libre circulation, l’autonomie financière, les droits
politiques. Même si on peut penser que la place accordée
aux enfants est légitimement différente de celle
des adultes, force est de constater que si les féministes réfléchissent à la place des pères et des coparents,
et à leur implication dans l’éducation des
enfants, la question de la place sociale des enfants en
tant que telle est rarement pensée politiquement
dans les théories féministes. Dans le texte
Libération des femmes ou droits corporatistes des
mères ?", elle conclut de la manière suivante : "que le
’problème des enfants’ et de leur ’garde’ ne puisse
être considéré que sur le mode de l’alternative, de la
rivalité, du conflit où ce que l’un gagne, l’autre le
perd, n’est mis en cause par personne et apparaît à
tout le monde comme un fait regrettable mais inéluctable.
Que ce ’fait’ soit lié au statut de propriété
privée des enfants - et que ce statut ne soit pas plus
inéluctable que tout autre statut social – n’apparaît à
personne." Rares sont les féministes qui pensent la
parentalité sur ce mode transgressif, et les questions
qu’ouvrent ces deux articles sont totalement absentes
par exemple des débats autour des techniques de
reproduction artificielle, qui questionnent pourtant
nos définitions contemporaines de la parentalité.
Qui sont les ’autres’ ?
Delphy est aussi une militante historique, dans le milieu féministe (au sein du FMA, Féminin Masculin Avenir, devenu par la suite Féminisme Marxisme Action), mais également dans les milieux lesbiens (dans le groupe ‘Les gouines rouges’) ainsi que dans la lutte pour les droits civiques aux Etats-Unis au sein de la National Urban League de Washington. C’est visible dans certains de ses textes, qui sont des réponses à l’actualité du moment, que ce soient des réponses à des attaques politique (’Protoféminisme et antiféminisme’ par exemple), ou bien des analyses suite à la construction du camp de Guantanamo, et c’est particulièrement le cas dans les textes rassemblés dans Classer, Dominer - Qui sont les autres ?. Il parait évident que ses positions sont liées à ses activités militantes, et à sa position personnelle de femme, de lesbienne, ayant participé à des groupes politiques avantmême la création des premiers groupes féministes en France. Elle s’appuie, notamment sur la question du voile, sur cette expérience politique et minoritaire, sur cette position d’’autre" pour se positionner dans les débats sur la loi sur le voile, comme elle le dit d’ailleurs dans un texte écrit en février 2004, juste avant le vote de la loi : En tant que féministe, je sais que la révolte des dominées prend rarement la forme qui plairait aux dominants. Je peux même dire : elle ne prend jamais une forme qui leur convient . C’est le va-et-vient entre la théorie et la pratique, c’est la connaissance intime et personnelle de sa propre identité d’opprimée qui nourrit et donne toute la valeur et son punch à ses écrits, qui en font, en plus de réflexions intellectuelles passionnantes, des outils et des armes pour nos luttes militantes.
Et toutes ces analyses ne doivent pas nous empêcher de rêver : " Que l’analyse du présent soit nécessaire à la construction d’un autre futur, point n’est besoin de le démontrer : mais ce qui est moins reconnu, c’est que l’utopie constitue l’une des étapes indispensables de la démarche scientifique, de toute démarche scientifique. Ce n’est qu’en imaginant ce qui n’existe pas que l’on peut analyser ce qui est ; (…) Peut-être ne pourrons-nous vraiment penser le genre que le jour où nous pourrons "imaginer le non-genre"
Bibliographie :
L’ennemi principal,
Syllepse,
Deux tomes :
1998 - Tome 1 : Economie
politique du patriarcat
2001 - Tome 2 : Penser le
genre.
Classer, dominer :
Qui sont les “ autres †?,
La fabrique, 2008.
Directrice de publication
de la revue Nouvelles
Questions Féministes
Voir aussi :
’Retrouver l’élan du
féminisme’, sur le site du
Monde Diplomatique
Le site du collectif
Les mots sont importants,
http://lmsi.net