Depuis trois ans l’Office Européen des Brevets récompense lesmeilleurs inventeurs de l’année. En 2008 sur la trentaine de nominés, une seule femme était représentée, et elle faisait partie d’une équipe. Pourtant les femmes ont de tout temps inventé, comme les hommes. Elles ont toujours pris une part active dans la science et la technologie, en dépit des discriminations qu’elles subissaient en matière d’accès à l’éducation, au savoir et à la profession scientifique.
Déjà dans l’Antiquité, apparaissent des traces de femmes mathématiciennes, astronomes, médecins. En Hedu’Anna est la première d’une longue lignée de femmes dans l’histoire des sciences et de la technique. Prêtresse de la Déesse Lune dans la Babylone antique, vers 2300 avant Jésus-Christ, elle était en réalité, sous ce titre ésotérique, astronome en chef de la cité ainsi qu’une grande poétesse. Deux millénaires plus tard, Hypatie, grande savante grecque, philosophe, mathématicienne et astronome, inventa plusieurs instruments, notamment pourmesurer la gravité de l’eau, ainsi qu’un planisphère et un astrolabe. Elle qui écrivit que « toutes les religions dogmatiques sont fallacieuses et ne devraient jamais être acceptées comme définitives par les personnes qui se respectent. Enseigner des superstitions comme des vérités est la plus terribles de choses », et fut assassinée par des chrétiens fanatiques, opposés à l’enseignement des sciences.
En 2640 avant notre ère, la première impératrice chinoise, Xi Ling-Shi, aurait développé le procédé pour produire de la soie, en observant le travail des vers à soie. Une autre impératrice chinoise, Shi Dun, aurait inventé le papier, avec Cai Lun, un eunuque à la cour impériale, dont le nom a bien plus souvent été retenu. Dans l’Alexandrie du 1er siècle,Marie la Juive fut une chimiste réputée et a inventé de nombreux mécanismes pour manipuler des produits chimiques, et notamment ce qui reste connu aujourd’hui comme le « bain-marie ».
Les traces des inventrices dans les offices de brevet
Ces premières inventrices n’ont pas toujours été retenues par l’histoire. Souvent leur rôle dans l’invention a été occulté quand des hommes ne se sont pas approprié celle-ci. Une source utile pour retracer l’histoire des femmes savantes dès le 18ème siècle est le dépôt de brevets. Le brevet est un droit de propriété intellectuelle décerné sur les inventions techniques. Son octroi est lié à une demande de dépôt et à une publication de l’invention. Les noms des inventeurs se retrouvent donc consignés dans les offices de brevet qui délivrent de tels droits, ce qui permet de retrouver certaines inventrices.
Le premier brevet accordé à une femme l’a été en Angleterre en 1630 à Sarah Jérome pour des systèmes de découpe du bois. En 1809MaryDixon Kies, inventrice d’un procédé de tissage de la paille et de la soie, devenait la première femme titulaire d’un brevet américain. En France, une certaineAnne Pauline Crepindépose un brevet en 1846 pour une scie à ruban, alors que la scie circulaire aété inventée une trentained’annéesauparavant par une américaine. En 1715 déjà, SybillaMasters aurait pu recevoir le premier brevet pour un système de nettoyage du maïs, qui a permis le développement de cette culture par les colons britanniques en Amérique, si sonmari ne l’avait pas déposé à sa place !
Des inventions proprement féminines ?
Les historiens des inventions et des brevets retiennent surtout les inventionsmises au point par des femmes qui sont en partie liées à leur « nature » de femmes. La couche-culotte a ainsi été inventée par une femme (Marion Donovan en 1949), demême que le filtre à café (Melita Benz), le liquide correcteur blanc pour machine à écrire (Bette Nesmit Grahamqui était secrétaire), une essoreuse à vêtements (Elle Eglin, qui n’a pas osé la commercialiser de peur qu’on ne fasse pas confiance à une invention créée par une femme noire) ou le défriseur de cheveux (Sarah Breedlove Walker, afro-américaine qui a créé de nombreux produits pour le soin des cheveux). Le premier brevet canadien octroyé à une femme l’a été pour une cuisinière à fonctions multiples conçue par Ruth Adams en 1854. Tout au long du 19ème siècle, des dizaines de brevets ont été déposés par des femmes pour des appareilsménagers.
Mais au-delà de ces inventions qui paraissent anecdotiques et « proprement » féminines ou domestiques, on oublie ces centaines d’inventrices dans toutes sortes d’industries.Marie Curie bien sûr, seule personne à avoir reçu deux prix Nobel dans deux disciplines scientifiques différentes. Mais aussi Nettie Stevens, qui a découvert en 1905 les chromosomes X et Y et leur rôle dans la détermination du sexe d’une personne ; Hertha Marks Ayrton, la Marie Curie anglaise, également grande militante féministe ; Ada Lovelace qui en 1842, a imaginé une programmation binaire des machines, inventant ainsi le principe du programme d’ordinateur ; Elizabeth MacGill, conceptrice d’avions au Canada dans les années 30 ; ou Grace Hopper qui a développé la programmation informatique et le langage COBOL durant la deuxième guerremondiale.
Et qui sait qu’Hedy Lamarr, femme fatale du cinéma hollywoodien, a déposé en 1941 un brevet sur un procédé de codage des transmissions radio, qui était destiné à rendre les sous-marins et torpilles indétectables par les armées allemandes. Ce système, appelé étalement du spectre, est toujours utilisé, notamment dans les GPS, le cryptage militaire des communications et les liaisons sans fil Wi-Fi.
Un accès inégal au brevet
Comme en matière de propriété matérielle, les droits issus de la propriété intellectuelle font l’objet d’une répartition très inégalitaire entre hommes et femmes. Les brevets sont détenus en majorité par des hommes, les femmes n’étant titulaires que de moins de 10% des brevets dans le monde (pour 1% au début du 20ème siècle). Cette sous-représentation des femmes dans les brevets peut d’une part s’expliquer par des raisons externes au régime du brevet : les filles ne sont pas poussées vers des carrières scientifiques et technologiques de la même manière que les garçons, pour des raisons essentiellement culturelles. Les femmes diplômées souffrent ensuite, comme dans toute profession, des effets du plafond de verre, que ce soit dans la recherche privée ou universitaire.
Mais d’autres facteurs sont également dus au système même des brevets : les droits de propriété intellectuelle se caractérisent en effet, du moins dans les sociétés occidentales qui les ont imaginés, par une approche à la fois technocentriste et individualiste qui n’est pas exempte de biais liés au genre. Technocentriste d’abord : le droit de brevet n’est octroyé qu’aux inventions définies comme des créations dans le domaine technique. Par contre, toute une série de créations de femmes ne sont pas considérées comme suffisamment techniques et ne peuvent pas non plus prétendre à une protection par le droit d’auteur. C’est le cas des productions artisanales ou destinées à la sphère familiale.
On observe, dans beaucoup de pays en voie de développement, que ce sont généralement les femmes qui sont détentrices des savoirs traditionnels, en particulier l’utilisation de plantes à des finsmédicinales. Cette connaissance traditionnelle, d’une grande valeur, n’est pas considérée comme brevetable par le système occidental de la propriété intellectuelle, à la fois par manque de technicité et par manque de nouveauté, ce savoir étant transmis de génération en génération. Ce qui n’empêche pas les industries pharmaceutiques occidentales de piller ces savoirs et de les transformer en médicaments ou autres produits, parfaitement brevetables quant à eux.
Créations du care ou de la domesticité, ces ressources et connaissances produites par les femmes sont rejetées par un système de propriété intellectuelle conçu autour de l’image de l’homme inventeur et technicien, producteur de marchandises dans une société industrielle et capitaliste, et de surcroît, occidental.
La question de la protection des savoirs traditionnels et du folklore est devenue une des questions les plus importantes de ce début de siècle enmatière de propriété intellectuelle. On essaie notamment de reconnaître et de valoriser cette contribution à la culture et à la science, de préserver ces créations et d’empêcher leur appropriation par des entreprises occidentales. L’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle, liée à l’ONU, a fait des créations de femmes un de ses chantiers importants, preuve que la volonté de travailler à l’égalité hommesfemmes s’insinue dans tous les domaines. Cette organisation se préoccupe de l’accès des femmes à la protection de leurs apports intellectuels, en liant la question des savoirs, artisanat et folklore traditionnels au rôle essentiel qu’y jouent les femmes, mais également en combattant la classique image de l’« homme » inventeur pour y substituer celle de la femme et inciter celle-ci à obtenir une protection de ses savoirs et créations.
La nécessité de protéger ces expressions culturelles et scientifiques par des droits de propriété qui prônent l’exclusivité là où le partage et le collectif étaient de mise peut bien entendu être discutée. La propriété intellectuelle est de plus en plus remise en cause, en raison de son caractère excluant et monopolistique. Droit d’auteur, copyright et brevet sont attaqués comme des outils capitalistes d’appropriation du savoir et de la culture. Des lectures féministes de la propriété intellectuelle sont en train d’émerger à la fois chez les théoriciens du genre ou des droits intellectuels et chez les activistes. En opposition à l’idée de propriété exclusive, elles prônent une logique de partage et de création collective qui caractérisent les productions intellectuelles des femmes. Cela explique que de nombreuses féministes s’intéressent au logiciel libre, qui s’inscrit plus dans le partage que dans la propriété exclusive et excluante ; et aussi qu’en art contemporain, ce soient des artistes femmes qui aient le plus joué avec les notions d’auteur, d’originalité, de copie et d’appropriation, en ymêlant un regard féministe.
La promotion des femmes inventrices
Le directeur de l’Office européen des brevets, à qui je faisais remarquer que la brochure présentant cette institution ne comportait aucune photographie de femmes, sembla fort décontenancé et m’assura immédiatement que l’onremédieraitàcette lacune inadmissible,d’autant plus que la présidente actuelle en est une femme. Que cet oubli se glisse dans la publicité de cet antre de la technologie n’est pourtant pas anodin, il reflète les stéréotypes tenaces et la représentation traditionnelle de l’homme scientifique, de l’homme technicien.
Comme dans d’autres domaines, il faut compter sur des initiatives qui adressent spécifiquement cette question pour que les femmes soient représentées dignement : par exemple, ce prix pour les femmes et la science, créé conjointement par l’UNESCO et la multinationale L’Oréal, qui chaque année décerne des prix de 100.000 dollars à des femmes qui se sont distinguées par leurs recherches, et offre un prix par continent. Ce qui non seulement met en valeur des femmes dans un monde dont la représentation reste majoritairement masculine (alors même que la réalité est moins inégale), mais aussi les scientifiques asiatiques, africaines et sud-américaines, en parallèle avec les européennes et les nord-américaines.
Mais la représentation majoritaire de femmes dans l’invention et la science, comme partout ailleurs, ne peut-elle vraiment passer que par des concours ou festivals réservés aux seules femmes ? Ce ne serait qu’une satisfaction partielle et amère…