Pour toute une partie du féminisme héritier du matérialisme historique, l’hétérosexualité constitue un système politique d’oppression qui institue des groupes prétendument « naturels  » †les hommes et les femmes.
« C’est l’oppression qui crée le sexe et non
l’inverse. L’inverse serait de dire que
c’est le sexe qui crée l’oppression ou
de dire que la cause (l’origine) de
l’oppression doit être trouvée dans le
sexe lui-même, dans une division naturelle
des sexes qui préexisterait à (ou
existerait en dehors de) la société » [1]. C’est
donc l’idée de la naturalité des catégories
de sexe qui permet de naturaliser un système
politique : l’hétérosexualité.
Dans la pensée de Monique Wittig, l’oppression systémique se fonde sur une exploitation économique : l’assignation des femmes au travail de reproduction de « l’espèce », dont bénéficie les hommes en s’appropriant non seulement ce travail et ses produits (les enfants, et partant l’ensemble de la filiation [2], mais aussi le temps dégagé grâce à l’assignation des femmes aux tâches de reproduction de la force de travail et au soin des enfants), mais aussi le corps entier des travailleuses. Sur ce dernier point, Wittig se réfère au concept classique élaboré par Colette Guillaumin : le sexage. Aussi, chez Wittig, comme chez Guillaumin, la condition des femmes, en tant que classe, s’apparente davantage à la condition des serfs ou des esclaves qu’à celle des prolétaires, au sens où leur personne entière est la propriété des dominants et non pas seulement leur travail. « Ce n’est pas la force de travail, distincte de son support/ producteur en tant qu’elle peut être mesurée en ‘quantités’ (de temps, d’argent, de tâches) qui est accaparée, mais son origine : la machine-à-force-de-travail [3] » .
On ne peut comprendre l’analogie entre servage, esclavage et sexage, que si l’on analyse l’oppression des femmes non pas seulement comme une exploitation de la force de travail mais comme une appropriation du corps entier ; appropriation du corps entier d’une femme non pas seulement par un seul homme (le père, le mari ou le compagnon), mais bien par tous les hommes, compris comme « classe dominante » (…) : « Toute femme non appropriée officiellement par contrat réservant son usage à un seul homme, c’est-à-dire toute femme non mariée ou agissant seule (circulant, consommant, etc.) est l’objet d’un concours qui dévoile la nature collective de l’appropriation des femmes […]. Pour placer au mieux leur droit commun de propriété, les hommes mettent en jeu entre eux les préséances de classe, de prestige, aussi bien que de force physique. […] Le concours entre les individus de la classe de sexe dominante pour prendre (ou récupérer, ou profiter histode…) toute femme ‘disponible’, c’est-à-dire automatiquement toute femme dont l’individualité matérielle n’est pas officiellement ou officieusement clôturée, exprime que l’ensemble des hommes dispose de chacune des femmes » [4] (…).
L’analyse matérialiste de cette situation, en termes d’oppression et d’appropriation, suppose quant à elle une solution politique : le séparatisme lesbien, dont les deux textes de référence sont « On ne naît pas femme » (1980) et « La pensée straight » (1978-1980) de Monique Wittig. S’il y a une issue possible au système d’oppression hétérosexiste, qui assure la pérennité du rapport d’appropriation des femmes et de leur travail, il faut la chercher dans le lesbianisme car : « ‘Lesbienne’ est le seul concept que je connaisse qui soit audelà des catégories de sexe (femme et homme) parce que le sujet désigné (lesbienne) n’est pas une femme, ni économiquement, ni politiquement, ni idéologiquement » [5]<. Si « femme » et « homme » n’existent pas comme des termes, des essences, isolés du rapport qui non seulement les lient de façon antagonique, mais les constituent, alors quitter ce rapport – l’hétérosexualité reproductive obligatoire – c’est échapper du même coup à cette alternative et s’auto constituer comme sujet, enfin délesté de toutes les catégories politiques oppressantes de sexe. En ce sens, Monique Wittig compare les lesbiennes aux esclaves partis en marronnage, fuyant le racisme plantocratique et sa ligne de couleur, dans un en dehors de l’oppression où le langage même par lequel je dois me re-penser et me re-dire reste à inventer (…).
Dans une société lesbienne (au sens fort de « lesbianisme politique »), il n’y aurait plus d’oppression de sexe – ce que Wittig a expérimenté et tenté d’illustrer dans son oeuvre littéraire en donnant corps à une érotique non phallogocentrique [6] Théoriquement, cela suppose qu’il existe un lieu hors de l’oppression. Or, la disparition de l’oppression de sexe n’implique pas la disparition de l’oppression tout court, c’est-à-dire des rapports de classe, de couleur, ou même de sexualité – à moins d’admettre qu’il puisse y avoir une sexualité sans pouvoir ou en dehors du pouvoir. De la même façon que la suppression des classes dans la pensée marxiste ne rassurait pas les féministes quant à la fin du patriarcat, la suppression des sexes dans le séparatisme lesbien ne règle pas la question des oppressions qui informent, riques et discursives hic et nunc, l’hétérosexisme (et inversement). Pour la philosophe Maria Lugones, le séparatisme, tel qu’énoncé par une partie de la pensée féministe, idéalise des sujets féminins, prétendument homogènes, unifiés autour d’une seule identité, faisant fi des sujets éclatés, des sujets frontaliers aux identités plurielles, dont la figure de la « métisse » est le paradigme. Au nom de quelle identité dois-je me séparer ? Femme, lesbienne, chicana [7] anglophone /hispanophone, indienne, migrante ? Quelle hiérarchie établir parmi les dominations de genre, de sexualité, de couleur, de classe, de nationalité, de religion ? Autrement dit, le séparatisme est-il une stratégie efficace face à un système qui témoigne de l’immixtion des rapports de dominations, face à l’« hydre de l’oppression » [8] ? Elsa Dorlin – extrait de la conférence Sophia (novembre 2008) en tant que modalités histode
[1] 1Ibid., pp. 42-43.
[2] 2Que les réformes du code de la famille de ces trente dernières années, limitant ou éliminant la référence aux droits maritaux ou paternels, au profit des droits conjugaux et parentaux, viennent relativement nuancer.
[3] 3Colette Guillaumin, Sexe, race et pratique du pouvoir, Paris, côté-femmes, 1992, p. 19.
[4] 4Ibid., p. 42.
[5] 5Wittig, La Pensée straight, op. cit., p. 63.
[6] 6Cf. Dominique Bourque, Ecrire l’interdit, Paris, L’Harmattan, 2006, Catherine Ecarnot, L’Ecriture de Monique Wittig, Paris, L’Harmattan, 2002..
[7] 7Chicana désigne communément les mexicaines-américaines.
[8] 8 Cf. Cherrie Moraga, Gloria Anzalduá dir., This Bridge Called My Back : Writings by Radical Women of Color, San Francisco, Aunt Lute Press, 1981.
Titre : Les lesbiennes ne sont pas des femmes : Monique Wittig, La Pensée Straight, op. cit., p. 76. « C’est l’oppression qui crée le sexe et non l’inverse.